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Article • Rouen • Maritime • 03 May 2021

Cedre : la perte de conteneurs en attente de solutions

 

C’est un simple emballage mais il a tout révolutionné. Son succès est tel qu’il colonise les mers. 225 millions de boîtes en circulation, 180 millions de déplacements par an, 5 300 porte-conteneurs en service, 100 navires commandés en 2020. Toujours plus grands, plus longs, plus hauts. Mais une seule boîte perdue en mer est une de trop. Le Cedre, organisme spécialisé dans les pollutions accidentelles, a consacré une de ses journées techniques au phénomène.

CMA CGM Otello (perte de 48 conteneurs), CMA CGM Verdi (85 unités), Hyundai Fortune (60 à 90 conteneurs, dont 7 conteneurs remplis d’hypochlorite de calcium), MSC Napoli (119 pertes), M/V Rena (169), SS El Faro (33 décès et 517 pertes), Annabella, Pacific Adventurer, Svendborg Maersk, CMA CGM Washington, Yang Ming Efficiency, MSC Zoe (342), APL England (81), MOL Comfort (4 293), E.R. Tianping (76), Ever Liberal (36)ONE Aquila, ONE Apus (1 816)Maersk Essen (750), Maersk Eindhoven (260)… 

Ces noms ne parleront qu’à ceux qui connaissent l’accidentologie des pertes de conteneurs en mer. La liste n’est pas exhaustive mais porte une charge environnementale lourde, chaque conteneur perdu en mer étant une source de pollution marine. Elle ne remonte par ailleurs que jusqu’à l’année 2006 alors que le phénomène est bien plus ancien. « Le premier dossier de pertes de conteneurs que j’ai eu à traiter en tant qu’assureur date de 1993. C’était en Manche sur un navire de 100 m. Et le premier en lien avec de mauvaises déclarations concernant treize conteneurs remplis d’hypochlorite de calcium remonte en 1999 », se souvient Philippe Garo, directeur de McLeans SA.

Plus récent, le gigantisme exacerbe le phénomène. Les mastodontes de dernière génération sont capables d’embarquer 24 000 EVP et d’aligner 24 rangées de conteneurs au-dessus du pont, autant dans le sens de la longueur, et d’empiler jusqu’à 24 conteneurs, 12 dans les cales et 10 à 12 en pontée. À pleine charge, les piles, hautes de 5 à 6 étages, offrent une forte prise au vent.

3 000 boîtes parties à vau l’eau en quelques mois

Sans doute la loi des séries qui s’exprime depuis fin novembre a-t-elle incité le Cedre à se pencher à nouveau sur le phénomène. L’organisme spécialisé dans les pollutions accidentelles et chargé de la surveillance ainsi que de l’étude des déchets aquatiques sur le littoral français, y a consacré une de ses « journées techniques », passant en revue la problématique sous tous les angles, du chargement – conteneurs mal arrimés et fixés entre eux, trop chargés, mal emballés, structurellement défaillants – aux forces latérales et verticales qui malmènent le navire et la cargaison… 

En à peine quatre mois (depuis novembre) ce sont près de 3 000 boîtes qui sont parties à vau l’eau. Les ONE Aquila et ONE Apus, les Maersk Essen et Maersk Eindhoven ont essuyé tour à tour les vagues « scélérates » de l’océan Pacifique et ses coups de houle réputés. À lui seul, le porte-conteneurs de l’armateur nippon One Apus de 14 000 EVP est comptable de 1 816 boîtes passées par-dessus bord . À eux deux, One et Maersk font mentir les statistiques du World Shipping Council (WSC). Une analyse sur 12 ans (2008-2019) indique qu’une moyenne de 1 382 boîtes échouent en mer chaque année. Mais ces trois dernières années, la tendance était à la baisse, avec 779 unités. En l’absence d’un système officiel de déclaration de perte en mer, les données avancées par le WSC font autorité mais elles reposent sur des informations renseignées par ses membres armateurs. 

Un parc de 226 millions de conteneurs

« Les pertes restent modestes par rapport aux 226 millions de conteneurs transportés chaque année », modère Thierry Coquil, directeur des Affaires maritimes (Dam) tout en rappelant qu’un porte-conteneurs de 24 000 EVP remplace « 200 km de camions alignés ». « Le conteneur est devenu un objet stratégique », reconnaît-il, inspiré par le contexte de pénurie et de flambée des taux de fret. « C’est un simple emballage mais il a tout changé : il a révolutionné l’organisation du transport maritime, du travail sur les quais, réduit les escales, permis le flux tendu… C’est aujourd’hui l’hémoglobine de l’économie mondiale. »

Le porte-conteneurs n’en pose pas moins des problèmes au régulateur : « son gigantisme questionne les secours en mer mais aussi le dimensionnement des ports avec une pression sur la logistique terrestre. La problématique des incendies est un autre sujet faute de connaître ce que contient réellement le conteneur. La perte de conteneurs en mer en est un autre pour ses conséquences en termes de pollution marine et de sécurité maritime ».  

« La France demande a minima une déclaration systématique de perte de conteneurs ainsi que des balises pour les récupérer  » Thierry Coquil, directeur des Affaires maritimes

Envisager des régulations ?

Faut-il envisager davantage de régulation alors que la convention Solas, qui définit les normes relatives à la sécurité, à la sûreté et à l'exploitation des navires, a déjà modifié la règle 2 du chapitre VI en 2016 afin d'exiger la vérification du poids des conteneurs avant le chargement ? Oui, répond sans hésitation le représentant de la Dam. « Le sujet doit être traité. Des travaux sont en cours à l’OMI auxquels contribue la France. La Commission européenne planche aussi sur ce sujet. » 

Sur le gigantisme, la France pourrait imposer des limites. « On considère que le sujet de la perte de conteneurs doit être porté par les instances internationales ». Il devait être au programme du Maritime Safety Committee (MSC 102) du 4 au 11 novembre 2020 mais il a été ajourné du fait de la crise sanitaire. La France, en tant qu’État membre de l’OMI, demande « a minima une déclaration systématique de perte de conteneurs ainsi que des balises pour les récupérer plus facilement et ainsi, mieux maîtriser les impacts sur les milieux marins. » 

Les enquêtes d’accidents établissent un lien direct avec le roulis des navires » François Rubin de Cervens, directeur du BEA Mer

Chèrement payé

Le phénomène coûte cher aux assurances maritimes. Le coût du sinistre du One Apus et de sa cargaison de conteneurs mutilés, dont les images ont marqué l’histoire, est estimé à plus de 200 M$. La perte de cargaisons du mémorable Mol Comfort aurait coûté au P&I Club quelque 440 M€ au titre des cargaisons sur un total de 523 M€, rappelle Thierry Garo. « Les causes sont connues, les P&I Club les ont parfaitement identifiées : les défauts d’entretien ou l’insuffisance de l’arrimage, l’emballage de la marchandise dans le conteneur, la disposition à bord selon son caractère dangereux, la déclaration du poids correct ou encore, les conditions météo ressortent des rapports d’accident », explique-t-il. 

Forces et vents contraires

« Les enquêtes d’accidents mettent en évidence le rôle fondamental joué par les mouvements des navires dans les cas de pertes de conteneurs. Elles établissent un lien direct avec le roulis », ajoute François Rubin de Cervens, directeur du Bureau des enquêtes sur les évènements de mer (BEA Mer). « Il y a plusieurs éléments qui influent sur le mouvement des conteneurs à bord : la carène du navire (stabilité, nombre de conteneurs embarqués, puissance motrice…), les chargements qui interviennent sur la stabilité ainsi que la hauteur des conteneurs. Une fois en mer, la vitesse et le cap sont déterminants. »

Si l’homme est en mesure de maîtriser ces paramères, l’état de la mer ne se contrôle pas, en revanche. Les mouvements de roulis sont complexes et s’expriment dans tous les sens, autour de l’axe longitudinale, de l’axe transversale (tangage)… Les torsions et frictions qui en découlent s’exercent sur le navire mais aussi sur les piles de conteneurs (tassement, soulèvement…). Et plus la pile est élevée (2,9 m), plus les tensions sont fortes.

Des réglementations non adaptées

Pour limiter l’ensemble des phénomènes, « il y a des pistes », relève François Rubin de Cervens. « Il y a une révision à mener sur les réglementations techniques et juridiques en ce qui concerne les limites de conception des équipements d’arrimage des cargaisons, les conditions de chargement et de stabilité. Celles-ci ne sont plus adaptées aux porte-conteneurs de dernière génération. La France est à l’œuvre sur cette demande. » 

Le directeur du BEA Mer note par ailleurs que, « dans un certain nombre d’accidents, les plans de chargement n’ont pas été réactualisés en fonction des conteneurs qui arrivent ‘au fil de l’eau’. Les logiciels de stabilité n’ont pas été correctement instruits » 

Olivier Texier, en charge des questions de sécurité, sûreté et environnement au sein du groupe CMA CGM, reconnaît qu’il peut y avoir des différences entre le plan établi par le ship planner et la réalité du chargement à bord. « Nos équipages peuvent s’en apercevoir. Il y a des choses flagrantes quand les conteneurs sont empilés de façon telle qu’ils nuisent à la visibilité nautique. Mais une tromperie sur le poids est moins évidente à détecter. On peut éventuellement la voir sur les tirants d’eau mais pas de façon systématique. »  

Il y a 10 % de conteneurs déclarés comme dangereux et autant qui ne le sont pas » Olivier Texier, CMA CGM

Tomperie sur la marchandise ?

Aussi perfectible soit-elle, la maîtrise du poids des conteneurs est fondamentale, rappelle le représentant de l’armateur. L'expéditeur est aujourd’hui tenu de fournir la masse brute vérifiée (VGM) en l'indiquant dans le connaissement. Il doit ensuite la soumettre au capitaine du navire ainsi qu’au représentant du terminal, à temps pour qu'elle puisse être prise en compte dans la préparation du plan d'arrimage du navire. 

« C’est sur cette déclaration que les conteneurs sont empotés et scellés, et on n’y a pas accès pour des raisons de sureté impérieuse, rappelle le dirigeant qui n’est pas loin de penser que trop de libertés ont été accordées à la base déclarative (à 80 %, les chargeurs choisissent d’endosser la responsabilité de leur déclaration). « Or, à 25 à 30 %, elles sont fausses. La classification des dangereux [code IMDG, NDLR] n’est pas toujours claire, par méconnaissance des réglementations ou sciemment pour des raisons commerciales car il est moins cher de payer un conteneur non classé en dangereux. » CMA CGM a perdu 138 conteneurs en mer en 2018, un en 2019 et 50 en 2020. 

Il y aurait 10 % de conteneurs déclarés dans la catégorie des « dangereux » mais autant qui ne le sont pas alors qu’ils devraient l’être. Ce sont autant de boîtes traitées comme les autres conteneurs alors qu’elles devraient être placées à bord selon des règles et une surveillance spécifiques.

Contrôle pas évident 

Le packaging (rangement à l’intérieur d’une boîte) a aussi son importance « car ce paramètre entraîne du mouvement à l’intérieur du conteneur. » Les transporteurs dépendent en outre des tiers pour le contrôle du lashing. À cet égard, le gigantisme n’aide pas, augmentant le nombre de conteneurs à arrimer entre eux, fixés à l'aide de verrous aux quatre coins tandis que des barres d'arrimage sont ensuite utilisées pour river les piles de conteneurs au pont.

« Sur un navire de 24 000 boîtes, vous avez x baies et des gouttières à vérifier. Cela prend du temps. On peut déceler quelques anomalies avant départ mais parfois, c’est pernicieux : des barres qui ne sont pas serrées ne sont pas détectables ». Olivier Texier fait ici référence aux barres d'arrimage qui ne permettraient d’atteindre que les premiers niveaux de conteneurs. Sur les grands porte-conteneurs, les niveaux supérieurs ne seraient donc sécurisés que par des verrous tournants. Récemment, dans un port américain, CMA CGM a dû revenir à son point de départ pour exiger un contrôle plus sérieux des conteneurs chargés. 

Le Standard Club, qui s’est penché sur le cas très spécifique des megamax, glissait dans son analyse que « tous les ports n’ont pas les moyens de s’assurer du respect des règlements, ce qui n'encourage guère les chargeurs contrevenants à s'y conformer ». Le P&I Club soulevait également la problématique des équipages qui n’ont pas évolué en fonction de la taille des navires, et appellait à un tour de vis pour que l’état des dispositifs d'arrimage et de fixation soit régulièrement contrôlé. « Les membres d'équipage ne doivent pas non plus laisser la pression commerciale dicter leurs actions ! », assène le P&I.

Départs de feux à partir des conteneurs

« Les plus grosses affaires que nous avons eu à gérer ces trois dernières années, ce sont les feux partis des conteneurs », indique le spécialiste sécurité de CMA CGM. Pour y remédier, la société marseillaise « travaille notamment avec Bureau Veritas sur des notations de classe qui vont au-delà des réglementations » qu’elle intègre dès la conception des navires quand c’est possible, . C’est par exemple le cas des équipements à bord. « Augmenter les capacités incendies avec des pompes supérieures pour monter plus haut par exemple, cela doit être intégré en amont. Sinon, c’est impossible de reconfigurer le navire. »

De la pertinence des nouvelles technologies

Il est surprenant qu’à l’heure des nouvelles technologies, big date, IA, IoT et autres outils ne soient pas davantage exploités. « Le suivi des opérations à bord et à terre est un point clé, se défend Olivier Texier. Tous nos navires opérés sont trackés : à bord, on a un software qui donne à l’instant T toutes les forces qui s’exercent sur les chargements des navires et permet de prévenir les roulis paramétriques. On en tient compte pour rectifier les chargements. » 

Le partage de slots constitue un autre problème. Sur un navire, il y a des espaces affrétés par des partenaires dont les procédures de contrôle peuvent ne pas être les mêmes que celles de l’exploitant. On peut ainsi retrouver, sur un même navire, des niveaux de risques qui n’ont pas bénéficié des mêmes précautions.

Liste noire de « professionnels » de la mauvaise déclaration

Faut-il en arriver à assumer et à rendre publiques des listes noires de « professionnels » de la déclaration erronée de fret ? En 2019, une série d’incendies sur des porte-conteneurs avait poussé certains armateurs à actionner la sanction financière pour tromperie sur la marchandise, qu’elle ait été commise avec la volonté délibérée de frauder, par erreur ou par  méconnaissance des règles d’étiquetage et d’emballage. Cette année-là, rappelle Thierry Garo, le TT Club avait lancé une vaste campagne d’information en faveur  de « l’intégrité du fret ». Sans autre prétention que de sensibiliser et sans doute aussi pour forcer l’Organisation maritime internationale (OMI) à légiférer un peu plus.  

« Nous tenons une liste de clients qui appellent un plus grand contrôle », concède Olivier Texier. Une cartographie des « bons et mauvais clients » n’existe pas encore mais les chargeurs européens ne seraient pas les plus problématiques. C’est moins vrai pour les clientèles d’Afrique et d’Asie. C’est fâcheux car les produits les plus à risques, tels le charcoal et les piles à lithium, ont une origine asiatique…

Adeline Descamps

Source : www.journalmarinemarchande.eu